Voici l’article consacré à la Loge « Liberté Chérie » dans « Franc-Maçonnerie Magazine » et
repris dans un livre en italien
édité par le Grand Orient d’Italie.
La Loge Liberté
Chérie en camp de concentration
par Pierre GUELFF, Chroniqueur Radio-TV et écrivain[1]
En 1943, sept francs-maçons créent la Loge « Liberté Chérie » dans le baraquement n°6 du Camp de concentration Ermslandlager VII d’Esterwegen. Franz Bridoux[2], membre de la section du Front de l’Indépendance du Rassemblement National de la Jeunesse (R.N.J.), à peine âgé de 20 ans, est pris dans une longue série d’arrestations en cascades et, après avoir transité dans les caves aux tortures de la Gestapo à Bruxelles, se retrouve dans le camp d’Esterwegen.
Pierre Guelff : Comment s’était organisée la vie dans votre baraque ?
Franz Bridoux (photo ci-contre) : Des dirigeants du R.N.J., le prêtre Dieudonné Bourguignon et deux militants communistes appréciaient le résistant juif, communiste et franc-maçon Luc Somerhausen, le sage, comme un médiateur qui, par sa seule présence, tempérait et catalysait leurs divergences. Pour nous les jeunes qui y avons assisté, avec toute notre soif d’apprendre, ces merveilleuses joutes oratoires étaient une école, une sorte d’université qui allait laisser une trace profonde et influencer toute notre vie.
P.Gf. : Pour certains, l’appellation « Liberté Chérie » provient de « La Marseillaise », mais vous semblez émettre une autre hypothèse…
F.B. : Les fondateurs se sont inspirés des paroles du dernier couplet de la version du « Chant des Marais » qu’ils chantaient avec leurs compagnons de captivité. Pour mes compagnons survivants Marcel et Marius Cauvain et moi-même, ce n’est pas une hypothèse mais une affirmation. Voici le couplet en question :
Mais un jour dans notre vie
Le Printemps refleurira
Liberté, Liberté chérie
Je dirai tu es à moi.
P.Gf. : Pourriez-vous évoquer certains aspects de cette fabuleuse épopée ?
F.B. : La création d’une loge dans un camp de concentration n’avait rien de banal. Cette exception absolument unique n’a été possible que par la réunion de sept Maîtres maçons dans une même baraque pendant plusieurs mois et cela, dans un camp de concentration organisé de manière à respecter strictement les impératifs du décret « Nacht und Nebel, Nuit et Brouillard » Il est incontestable que, dans les camps de concentration, les prisonniers politiques, tant francs-maçons que catholiques, mais aussi protestants ou communistes, ont aplani leurs « différends » et se sont unis pour poursuivre la résistance contre l’ennemi commun nazi et pour se préserver de ses exactions.
P.Gf. : Face à l’intolérance nazie, il y avait une réelle communauté d’esprit entre maçons et croyants, fut-il écrit au sujet de « Liberté Chérie ». Comment cela se passait-il concrètement ?
F.B. : Il était en effet dangereux de se laisser surprendre dans le dortoir sans avoir le temps de regagner rapidement sa place à la table dans le « séjour » qui se trouvait à l’avant de la baraque. D’autant plus qu’il était interdit d’occuper les lits dans la journée. La garde permanente était assurée par les prisonniers (dont le chef de baraque Ephrem Van den Eede, échevin socialiste de Renaix), installés aux deux premières tables de part et d’autre de l’entrée à l’avant de la baraque. Le dimanche matin, en même temps, les francs-maçons étaient en « Tenue » à une table du « séjour », les « militants d’extrême gauche » en réunion à une autre table et les deux prêtres à la messe avec leurs « ouailles » au fond du dortoir. La garde habituelle était alors « renforcée » : François, l’unijambiste liégeois, s’installait à côté du poêle, près de la porte d’accès au dortoir et se tenait prêt à y répercuter le signal « 22… » en cas d’alerte.
P.Gf. : Après avoir effectué la terrible « Marche de la mort », il ne dut pas être facile de côtoyer à nouveau des Allemands…
F.B. Quelques-uns d’entre nous ont réussi à s’échapper du convoi grâce à un fermier allemand qui nous a hébergés en prenant un risque terrible pour lui-même et sa famille. Ceci dit, nous n’avions pas combattu des Allemands, mais des nazis ! Dans la résistance, les uns combattaient les « boches » pour défendre la Patrie, les autres se battaient contre les nazis pour sauver la Liberté.
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Repères
Les sept membres fondateurs de la Loge « Liberté Chérie » :
. Franz Rochat, Secrétaire, pharmacien, il travaillait au journal de la Résistance « La Voix des Belges ». Il appartenait aux « Amis Philanthropes » (Bruxelles) et est mort à l’âge de 37 ans à Intermansfeld.
. Jean Sugg, agent commercial, travaillait dans la presse de la Résistance, était aussi membre de la Loge « Les Amis Philanthropes ». Il mourut à l’âge de 48 ans à Buchenwald.
. Guy Hannecart, avocat, membre des « Amis Philanthropes N°3 », il est mort à Bergen-Belsen à l’âge de 42 ans.
. Paul Hanson, Vénérable Maître, membre de la Loge Hiram (Liège), magistrat. Il mourut à Essen en mars 1944, à l’âge de 55 ans.
. Luc Somerhausen, Premier Surveillant, journaliste, il était membre de la Loge « Action et Solidarité » (Bruxelles) et député auprès du Grand Orient de Belgique. Il est décédé en 1982.
. Joseph Degueldre, médecin, membre de la Loge « Le Travail » (Verviers). Décédé en 1981.
. Amédée Miclotte, Orateur, professeur, il appartenait à la Loge « Les Vrais Amis de l’Union et du Progrès réunis » (Bruxelles). Il fut aperçu pour la dernière fois en détention à Gross-Rosen le 8 février 1945, il avait 48 ans.
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« Nous ne combattions pas les Allemands, mais les nazis ! »
[1] Auteur du « Petit livre de la sagesse et de l’esprit maçonniques » et « Sur les pas des francs-maçons », Éditions Jourdan, 2008 et 2010, Belgique-France.
[2] Auteur de « Liberté Chérie », Éditions Jourdan, 2013, Belgique-France.